mardi 12 mai 2009

Superman - suite et fin

Le frisson qui parcourut le dos de Daniel aurait eu l'intensité d'un tremblement de terre si son corps avait pu l'exprimer. Il se raidit, totalement pétrifié, sans être capable de faire le moindre geste ou d'avoir la moindre pensée.

"Papa, dis, est-ce que je suis plus fort que Superman ?"

Daniel se retourna d'un bond, se jeta sur le lit de son fils et lui cria que oui, s'il le voulait, il pouvait être plus fort que Superman, bien plus fort, et même plus fort que n'importe qui. Et Marc, dans son sommeil, continuait de demander :

"Dis, papa, est-ce que je suis plus fort que Superman ?"

Daniel crut mourir cent fois tant sa poitrine le brûlait. Il oublia son corps usé, balaya la folie qui l'embrassait, nettoya les toxines d'alcool qui habitaient son corps et se rappela qu'il avait un fils. Il ouvrit la bouche, et souffla lentement :

"Oui, oui, plus fort que Superman, Marc, plus fort que Superman, plus fort."

"Alors pourquoi je t'ai pas sauvé ?"

L'espace d'un instant, Daniel crut au destin. Mais lorsqu'une infirmière entra dans la chambre, Marc s'était déjà tu. Les sons pesants des machines s'étaient arrêtés au même moment que le coeur de son fils. Daniel tomba.

Il passa plusieurs mois en hôpital, malade, comme si la fièvre allait l'emporter. Ses années de vagabondage l'avaient plongé dans une brume opaque, et ses souvenirs étaient engourdis par l'alcool et la rue. Il fut envoyé en maison de repos durant l'été, au milieu du tumulte de la vie qu'il perçevait d'une étrange manière. Il se réveilla peu à peu, et son cerveau, comme déconnecté un temps, redécouvrit alors de nouvelles sensations. Daniel comprenait que la vie ne serait plus jamais la même, pour la première fois depuis l'accident de Marc. Cette triste vérité, il l'avait refoulée des années durant, s'aveuglant dans l'illusion d'un éventuel réveil. Il n'avait pas réussi à passer le cap ; c'était maintenant chose faite.

La maison de repos était située en campagne, au milieu de quelques villages et d'un grand lac. Daniel savait très bien qui était derrière cette initiative. Son passé ne faisait de lui qu'un fou, qu'un malade mental ivre et suicidaire. A l'annonce de la mort de Marc, sa mère avait dû prendre pitié, et décider de faire un dernier geste en la mémoire de son fils. Le clochard lobotomisé finissait en maison de repos en échange d'un peu d'argent. De quoi se purifier la conscience.

Les premiers jours, Daniel ne sortit pas de sa chambre, se contentant de réfléchir. En réalité, il était pris de spasmes réguliers, de crises de manque et d'angoisse qu'il ne pouvait stopper. Son corps retrouvait peu à peu le droit chemin, tandis que ses idées devenaient plus nettes. Au bout de deux semaines, Daniel franchit le seuil de sa chambre, jeta quelques regards dans les couloirs, s'efforça de répondre aux quelques mots des autres pensionnaires, puis il trouva que quelque chose de nouveau le poussait à vivre. Son fils, sa décrépitude, sa tristesse s'éloignaient lentement, comme s'il ne pouvait les retenir. Il gardait toujours dans le regard une teinte mélancolique, mais son visage s'éclaircissait de jour en jour.

Daniel croyait en la vie.

Au bout de quelques mois, il était devenu l'une de ces ombres sans nom qui errent dans les couloirs, l'un des habitués, un meuble qui traine dans le couloir. Mais un meuble à qui l'on adressait la parole. Un matin, en descendant dans une salle commune, Daniel s'arrêta net. Il perçevait un bruit familier, un bourdonnement grave et lointain, comme un ronronnement. Il fit quelques pas et tomba nez à nez avec Mathilde, une infirmière de 45 ans qu'il connaissait de par son statut de bénévole aux restos du coeur.

"Hé, Daniel, y a du nouveau pour s'occuper"

Elle s'écarta et lui sourit sans même qu'il ne lui prête aucune attention. Sur un bureau, au fond de la pièce, était installé un vieil ordinateur piteux.

"C'est une vieille bécane dont je ne me sers plus, je me suis dit qu'il serait plus utile ici. C'est pas toi qui m'a dit que tu écrivais, avant ?"

Daniel ne l'entendait plus. Il savait pourquoi il tenait encore debout, pourquoi il avait retrouvé la raison. Il s'avança jusqu'au bureau, saisit une chaise et s'assit lentement en face de l'écran vacillant. Il ouvrit un logiciel de traitement de texte, et tapa lentement :

"Dis, papa, est-ce que je suis plus fort que Superman ?"


EPILOGUE
Le Simple fait de rêver était pour eux un luxe

Daniel poursuivit l'écriture de son livre durant plusieurs mois, et par le biais d'un concours, il fut édité, réédité, puis vendu à plusieurs millions d'exemplaire dans le monde entier. De nombreux prix lui furent attribués, à titre post-mortem, car il mourut peu après la première édition de son livre, suite à la découverte d'un cancer du foie. Sa folie le reprit peu à peu, mais sur son lit de mort, il trouva la force de relire l'histoire de son fils. Ce fut une crise cardiaque qui l'emporta, et l'exemplaire qu'il tenait dans ses mains au moment du décès fut vendu à un prix exorbitant. Quant à ses parents, ils firent jouer les liens du sang pour, à défaut de récolter la gloire, s'octroyer au moins la fortune. Cela importe peu pour moi, parce que les quelques pages écrites par cet homme m'ont prouvé que la vie ne sert pas qu'à s'étouffer dans une réalité amère.

Le simple fait de rêver était pour eux un luxe... mais vous ne croyez pas au rêve, non ?