mercredi 16 novembre 2011

A quoi bon un aqua-mots ?

J'ai eu pendant de longs moments l'occasion de pratiquer la philosophie de voiture, d'un parce qu'on avait pas de comptoir ; deux parce qu'il y a des gens qui pratiquent, aujourd'hui, l'idée d'une pensée totalement ouverte.

Dans d'autres circonstances, plus récemment, nous est venue une pensée originale : et si, à l'instar d'une conception de la vie basée sur le temps et la spécialisation de chaque chose, nous envisagions chacune de ces chose comme "un" ; avoir déjà conduit "une" voiture ; avoir déjà mangé "une" pomme.

Je me suis demandé longtemps pourquoi, à un âge qui change selon chacun, l'on finissait par ne plus se voir vraiment ; par disparaître à ses propres yeux, et sembler s'éteindre aux yeux des autres. Et puis j'ai compris : je m'étais fait avoir.

L'illusion est un vice, dans le sens où, si elle n'est pas contrôlée, elle peut conduire à l'auto-destruction de l'esprit, puis du corps. Souhaiter manger des fraises ne doit être qu'une envie passagère ; avoir besoin, spirituellement, de quelque chose en est une autre, car la pensée envisage tout possible comme atteignable.

Or, si je n'ai pas de fraises, je n'en mange pas, point barre.

Alors, pourvu que le monde des idées de Platon ne soit pas un foutoir total ; pourvu qu'il s'agence à l'image des lois physiques et naturelles ; qu'il soit froid dans sa vision, chaud dans le regard. Pourvu que le mensonge ne nous dévore pas, car c'est lui qui nous détruit.

Voilà beaucoup de beaux mots, qu'on dira. Ouaip, c'est vrai que là je talonne à coups de belles phrases.

M'enfin, en disant "m'enfin", j'obtiens ce savoir, ce trait physique, mais aussi abstrait, dans son message sous-entendu - ou tout simplement par la façon de parler qui me classe dans un groupe. M'enfin, en considérant le monde comme un jeu de cartes, une base mémorielle, je regroupe tout le savoir, ce grand Tout, celui qu'on appelle Dieu ; je regroupe tout ça en moi.

Tout est accessible au corps, pourvu qu'il considère justement ses limites ; nous ne pouvons pas encore voler, mais nous pouvons nous employer à le vouloir, pour transmettre inconsciemment et involontairement cette envie à nos enfants. De la même, la pensée peut se construire dans un cadre de possibilités, et s'adonner à chaque "trait d'esprit", "savoir", "illusion" comme elle chercherait à collectionner les cartes de ce jeu.

Ainsi, chaque ensemble qui fait "un" doit être considéré comme emprunté : je l'emprunte parce que je ne l'avais pas à la base ; non, je ne suis pas fumeur : j'emprunte le style d'un fumeur, je me déguise, parce que mon moi intrinsèque ne possédait rien. Mon corps, ma pensée, mes actes, sont autant d'artefacts qui faussent mon jugement, à partir du moment où je les considère acquis. C'est là que Descartes a tort une nouvelle fois, car penser ne me fais pas être ; penser est un procédé emprunté. Être l'est aussi. J'emprunte, donc je suis est une vérité.

Mon collègue de glisser alors la règle qui régit le bonheur, comme ça ; simplement.

Si j'ai un jeu qui contient toutes les cartes, pourquoi n'est-il pas possible d'être un éléphant ou une tortue ? Si j'ai un jeu qui contient toutes les cartes, pourquoi n'est-il pas possible d'être un génie ?

Eh ben, parce que l'assemblage est différent pour chacun. En remontant au point originel, je reviens à ce qui nous lie ; avant même ma naissance, certains assemblages furent privilégiés, et mes gènes uniques me firent, comme vous, comme eux, mais toujours avec une part de déterminé, paradoxalement, pour nous, indéterminé. On ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille, comme chantait un type connu que je connais pas : je fais avec ce que j'ai, mais je fais aussi avec ce que je n'ai pas (choisi) : le corps que je veux, les capacités que je veux, etc.

Il y a deux ans, trois chercheurs ont inventé, dans une logique quantique, un moteur fonctionnant avec seulement deux atomes exposés à la lumière. Rendus extrêmement froids, l'un, chargé en électricité, crée une onde, en se positionnant possiblement à n'importe quel endroit dans le cercle qui le relie à son opposé, qui contrebalance cet effet. L'un est porteur, l'autre est démarreur.

Et si ce que je ne choisis pas, ma part d'inconscience, d'inné, ce que j'ai involontairement emprunté à mes parents, comme ils le firent avant moi ; si je n'ai pas le choix, alors c'est qu'il y a, en moi, des principes automatiques qui me guident. Simplement, la respiration. Plus loin, une certaine philosophie de vie, axée sur des règles intériorisées - donc décryptables.

Cette part d'inconscience est le porteur : elle peut être partout à la fois, mais se situe quelque part car, c'est dans sa nature de s'opposer. Elle le fait face au démarreur, cette partie de nous consciente et volontaire, qui peut interférer les ondes du porteur dans un axe réfléchi ou non.

A eux deux, ces atomes créent un espace dans la zone qui les oppose : et là, naît le Moi.


Mais faut-il s'arrêter là ?

Bof.

Hein ?

Ma base de données, elle, je l'agence comme je le souhaite : je peux modifier les couleurs du fond en modifiant l'agencement de la forme ; je peux faire d'un magazine extrémiste une bédé pour enfants en recopiant des images dans des cas, et en insérant le texte dans des bulles.

Je peux faire d'un Journal, quel qu'il soit, une matrice aux buts et aux exposés déterminés, et prévisibles. Je peux me ruiner et ruiner l'autre en passant mon temps à tenter de modifier réellement le fond, alors qu'il n'est pas altérable, mais seulement contrôlable, grâce à la force de ma volonté consciente. Yin et Yang, comme disaient les uns, Trinité comme diraient d'autres, qui font l'erreur de lier l'Autre à la possibilité du Bonheur.

Celui-ci est intérieur ; car dès lors où le Moi peut s'exprimer, en ayant pleinement conscience que tout est à sa portée, il peut ici trouver l'Autre et s'émanciper. Certains diront le contraire, et alors la conscience de soi comme source de l'existence humaine sera faussée ; il faudra parler de conscience de l'autre. Mais l'on dira peut-être que ces "certains" se trompent.

Car c'est bien l'Autre qui nous donne gènes et idées. Mais nous avons la présence d'esprit, le discernement, la possibilité de voir clair. Il faut pour cela trouver l'agencement parfait, celui qui ouvre l'esprit au maximum, qui entend s'identifier à tous mais mettre en avant sa singularité par de réels aspects. On appelle cela l'introspection, moi je dirais plutôt "aqua-mots".

Car parfois, l'Autre est aussi un soutien précieux, celui là même qui nous ouvre les yeux, par sa différence de cheminement. En réalité, c'est lui qui éclaire notre point de vue, nous permet d'ouvrir réellement et plus intensément les yeux.

Alors, on comprend que l'équilibre intérieur est un fait, mais que l'équilibre extérieur prévaut.

Que tout ici n'a de sens que si l'on ne se permet de ne donner de sens à rien.

Rien ne nous appartient ; nous sommes des pilleurs, et pour cela nous devons être humbles. La technologie est le fruit de nos aïeux, comme la matière spirituelle ; mais tout résulte d'un tout naturel, matériel, qui nous a engendré, et bla bla bla, etc.

Pour autant, il y a le soleil, les rêves, la joie, l'humeur, les voyages et le vrombissement des moteurs ; la folie et la peur, grisée par l'envie et le bonheur, le besoin et la tristesse, engendrés par nous, eux, et toi, et moi, juste emballés par ce mouvement qui nous donne Vie.

C'est une grande déclaration d'amour que de ne rien avoir.

C'est tout recevoir, tout manipuler. C'est changer, constamment, d'ornements et d'équipement.

C'est accepter les ballets des jours, assortis, beaux dans leur unité et magnifiques dans leur totalité.

Oui, oui. Vous direz non, et vous le penserez au plus profond de vous.

Pensez encore.

Oui, parce qu'à bien y réfléchir, où allons-nous ? "Nous partons tous en dérapage", non ? Que nous restera-t-il, une fois morts ?

Ah, oui, sujet bateau, encore une fois, lyrisme, poésie, grandes envolées wagnériennationnelles ; mon cul sent le poulet et j'adore ça !

Quoi, il est trop dur d'accepter que nous ne soyons rien ? C'est là la plus grande délivrance du monde... c'est là le bonheur, non ?

Rien n'est moi, alors moi, je peux être ce que je veux.

Tout le monde fait ce choix, et c'est ça qui est encore plus libérateur. Dès lors, nous ne sommes plus "nous" : nous jouons, constamment aux commandes d'un personnage, face à nous-mêmes comme avec les Autres ; parfois, nous nous voyons mieux qu'eux, parfois non.

Bla bla bla... libérateur, pourquoi ? Parce que nous jouons, du coup.

Nous jouons un jeu, aux règles établies dans l'inconscient (exister, se reproduire ; survivre) et le conscient (un feu rouge, en France, signifie qu'on s'arrête, bordel de merde de feu rouge !). Quoi de plus drôle ?

Rien, à part le fait de se donner à fond dans le jeu, en considérant, tout d'abord, ses objectifs : qu'est-ce que je veux. Ensuite, en considérant la capacité du démarreur à s'adapter à cet volonté : à décider.

Si j'en suis capable, j'enclenche la lumière et je refroidis mes atomes, j'expulse le Moi, et là, je suis.

Il y a ici tellement de choses que je n'ai plus vues, pendant un temps.

Tellement qu'il me reste encore à découvrir.

Tellement de perdues, tellement d'échangées ; tellement de données et de prises.

Tellement de souvenirs, tellement d'espoirs, tellement de peurs.

Moi, si je suis, c'est que la quête de ma Vie a un sens. Il passe par vous, il passe par eux, et pour ça je vous aime.

Je veux vous comprendre et je le ferai, tant que j'en aurai les capacités.

Ca vous semble con, hein, de parler de ça.

Je sais.

Désolé.

Mais...

Pourtant...

... vous aussi, vous en avez envie ?


vendredi 11 novembre 2011

Bavaroise au café

...

Les temps changent.

Les choses changent.

De là, je ne vois plus que le brouillard, qui masque les années, de l'autre côté. C'est un mur opaque ; rendu gris par le poids des jours, et par celui des regrets, des remords. A s'en vouloir pour tant de choses, on ne finit par plus jamais se pardonner, et alors on ne voit plus ce que l'on était, au début. Il y a le mur.

Malgré tout, en y repensant bien, il n'y a rien de réellement opaque ; il faut juste savoir démêler les travers du regard et des souvenirs, organiser la matière pour qu'elle redevienne diaphane. Se donner la chance, une dernière fois, d'embrasser les heures de jeunesse, et puis redevenir celui que l'on rêvait.

Faire de se mur non pas un vecteur d'inaccessibilité, mais plus un obstacle à enjamber, un passage à emprunter pour remonter le fil, retrouver le chemin. Des prises à connaître pour surmonter la hauteur. C'est bizarre, parce qu'alors, il n'y a plus de futur. Si mon père, avant moi, a été le seul à voir réellement les visages que je vois sur les photos, eux meurtris dans l'ouragan du temps ; alors c'est que, moi aussi, plus tard, je serai créditeur des vôtres, figés dans le temps pour mes enfants, et bien vivants pourtant, à mes yeux.

Alors, je surplombe le mur de l'avenir, et je le rends clair et lisible : je n'ai de cesse que de transmettre.

jeudi 3 novembre 2011

Kubilaï et Xanadu, la société se regarde

Kubilaï et Xanadu



L’air fendit le silence.

Il y eut, jusqu’au plus haut, comme un bruit.


Celui du vent frais qui souffle.

I.

« Proposer un début à la vie, ce serait avant tout mentir à propos de ce que nous sommes aujourd’hui et ce que nous ne sommes plus. »

« Alors, pourquoi fendre l’air plus vite, si c’est pour ne plus entendre le bruit des vagues ? »


La 22ème conférence de la Haute-Science s’acheva sur un pamphlet du diactronien Helvert Boüns – nommé par lui-même Dermit Alvart – à l’encontre des premiers forages effectués quelques jours plus tôt sur Pluton. Sedna, un peu plus loin, n’avait plus que quelques temps à vivre avant de subir, elle aussi, la rage des machines qui déchirerait sa chair.

Le temps avait passé. Le passé faisait partie du temps, et le présent n’était plus le même, aujourd’hui.

Mais les sentiments existaient encore, et Spelunada Lesnuda sourit en sortant de chez elle, car le soleil de ce 2 décembre 2057 était doux et chaud malgré la saison. Elle pris néanmoins le soin de recouvrir ses courts cheveux torsadés d’un bonnet noir, de la même couleur qu’eux. Le trottoir avait été dégagé très tôt dans la journée par les roboneiges, dont elle avait entendu le discret ronflement interrompu, vers 5h du matin. C’était tous les jours 5h, et c’était tous les jours un réveil pour Spelunada.

Elle était revenue trois ans plus tôt, après avoir passé une dizaine d’année sur Mars, dans le cadre d’un programme de recherche basé sur l’existence d’espèces vivantes dans des grottes découvertes en 2045. Et, effectivement, sous le cratère du Népal – nommé ainsi en hommage à la devise nationale du pays ; « la vérité prévaudra toujours. Il est doux et honorable de mourir pour la patrie » ; Spelunada découvrit un cousin de la chauve-souris, qui se basait non pas sur les ultrasons mais sur l’anticipation sensorielle.
Après huit ans et huit mois de recherches, l’équipe de recherche en vint à approcher le cratère du Népal. On l’avait évité jusqu’ici parce qu’il était basé dans une zone considérée comme connue et « vide », au sens où Spelunada l’entendait ; mais après avoir exploré plus d’un millier de grottes et de fosses gigantesques, plus personne n’était embêté à l’idée d’une descente, et, surtout, l’espoir de la découverte s’était amenuisé depuis longtemps. C’était une routine sourde et acide, silencieuse, et en son sein, elle ne cachait que déception et frustration. Tous avaient perdu un rêve, qu’ils avaient commencé à travailler, à polir, à l’annonce de leur embauche. Découvrir de la vie sur Mars ! C’est remettre en cause nos acquis, c’est enlever une nouvelle couche de fausse science pour s’approcher plus de la Vérité !

Bien évidemment, il perdurait une once d’espoir vague, presque éteint, parce qu’il avait été prouvé quelques années plus tôt que rien n’égalait la volonté : vouloir, c’était pouvoir, et tous savaient qu’ils pouvaient donner vie à leur rêve ; Voulons, et nous saurons fut la première devise mondiale. Alors, Spelunada et son équipe descendirent le Cratère du Népal, équipés d’un minuscule engin qui régulait l’anti-gravité et permettait, en un sens, de voler. Des torches gigantesques, posées sur les murs, s’allumèrent à leur passage, et aussitôt une voix nette résonna des profondeurs.

« Messieurs, Mesdames, bienvenue au Népal. Vous trouverez ici la plus parfaite roche martienne qui ait jamais existé. Au prochain carrefour, prenez à droite, continuez 500 mètres, et vous arriverez au Mac Donald’s le plus proche. »

Certains sourirent, puis l’un des collègues de Spelunada, Francko Eïms mordit son pouce entre ses dents. Cela établit la connexion avec la Tour 157, et, en retour, elle reçut elle aussi son message.

« Guewen, c’est une bonne blague, mais je veux pas te décevoir en te disant que c’est nul. Du coup, je me demande si je suis pas nul en trouvant ça drôle. Ca me remet en cause et c’est vexant. »

Spelunada sourit. Leur groupe avait trouvé, dans les liens qui unissaient chacun de ses composant, un pilier de base pour leur recherche : l’esprit d’équipe. Ils ne se détestaient pas, ne s’aimaient pas, mais avaient appris à le faire en partageant un but commun. Ils étaient différents, mais le temps et la tâche les avaient rapprochés ; c’était l’une des sentences clés de l’Union Mondiale : « Je suis toi, tu es moi, devenons nous ».

L’évolution des sciences humaines mena en réalité, progressivement, l’humanité vers la plus grande découverte de son histoire : il y avait une marche à suivre, et des moyens d’avancer plus rapidement. La technologie et la conscience étaient une paire exemplaire – « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » -, ils étaient les moyens. La marche à suivre était simple : devenir nous. La psychologie révéla que c’était dans l’entente que l’humain prenait son sens, et non dans l’affrontement. Il était la première espèce humaine, et la seule, à pouvoir accepter de ne pas combattre. D’être à l’abri. De vivre non pas pour soi, mais pour autre chose.


Dès le plus jeune âge, on inculquait ce principe à chaque habitant du système solaire ; terrien ou proculopatrié, du latin « procul », qui signifie « loin » - le mot désignant les humains ayant quitté la Terre pour d’autres planètes. C’était un choix dès lors qu’il s’agissait d’y rester, mais les voyages étaient fréquents, et les distances réduites à l’ordre d’une longue semaine, en ce qui concernait Pluton. Mars était à une journée et demi de la planète ; ce n’était rien, mais pourtant, Spelunada n’était pas rentrée une seule fois, en dix ans.

Revoir le soleil de la Terre était la plus belle chose qui lui était arrivée depuis leur découverte.

II.

En entrant dans la boulangerie, Spelunada sentit l’odeur du pain frais, et eut le plaisir de parler à un humain, et non à une machine. Les autres planètes, colonisées, offraient tellement d’espaces vierges que les robots s’étaient avérés extrêmement efficaces. Ils étaient des relais et transmettaient les informations nécessaires, tout en développant des centres qui leurs permettaient ensuite de s’alimenter en énergie. C’était là, pour Spelunada, le seul office pour lequel ces machines devaient être programmées ; et elle avait eu beaucoup de mal à parler à un robot tous les jours, en allant faire ses courses au Centre Robotique, comme Francko l’avait vite surnommé.

« Bonjour ! une baguette s’il vous plaît. »

Dialogue absurde mais tellement agréable !

« Merci, à demain ! Comment ? Oui, je viens d’emménager… vous risquez de me voir souvent ! Oui, merci, à demain ! »

Là était tout le propre de l’Homme : parler pour ne rien dire. Les machines, elles, parlaient. Mais elles ne discutaient pas.

Spelunada quitta la boulangerie, se demandant si un béret ferait d’elle l’image, aujourd’hui oubliée, du français tel que le concevaient certains au début du siècle. Elle sourit.


Le 17 octobre 2057, l’équipe Khan découvrit, dans une faille inexplorée du cratère du Népal, la Lesnuda, une chauve-souris qui « voyait » le futur. Spelunada avait souri en la voyant. Juste un sourire, un bruit qui avait fendu l’air. Car il y avait là plus qu’une simple découverte qui allait changer le monde : c’était pour elle, et pour tous les autres membres de Khan, la preuve qu’ils existaient. Que leurs espoirs n’étaient pas irréels, mais réalisables, et qu’ils pouvaient vouloir
êtreêtre. Francko s’exclama :
et

« Lesnuda ! »

et, alors qu’il avait juste voulu partager avec Spelunada cette joie qui lui réparait le cœur, tous virent ici un nom posé sur cette espèce qu’ils avaient passé près de dix ans à chercher, au mépris, à la fin, de leurs
volontés mêmes.

Le 20 octobre 2057, la nouvelle fut annoncée au Système. Les gros titres classèrent l’information au-dessus des conflits neptuno-jupitériens. En découvrant très vite que la Lesnuda anticipait les faits, Khan fut forcée de reconnaître que, malgré l’absence de sens, elle pouvait lire le futur. Ainsi, ils avaient passé une journée entière à tenter de l’attraper, bouclant un périmètre de plus en plus réduit jusqu’à confiner l’animal, qui avait auparavant tenté de s’échapper dans un couloir. Spelunada se jeta, mue par un réflexe primaire et hasardeux qui sortait du prévisible, dans la trajectoire de la Lesnuda, qui rata, ici, sa seule occasion d’échapper à ces êtres étranges qui voulaient l’attraper. L’évolution des procédés scientifiques et leurs technologies respectivement affiliées firent le reste : en quelques heures, les premières hypothèses furent posées, et la découverte fut confirmée le 20 octobre à 1h02 du matin, alors que Guewen Rewan et Maga Fredhonin s’étaient endormis, face à face, sur une petite table transparente, l’un des deux ronflant grassement. Khan était mixte : Francko, Guewen et Hart Wasselton composaient la partie masculine, là où Spelunada, Maga et Venus Irzadec formaient un trio féminin. Ce fut Venus qui, les yeux rivés sur un écran tremblant dans l’air, s’exclama soudain :

« Chiée ! Elle voit le futur ! Merde ! »

Spelunada rit d’abord à cette belle succession de gros mots, puis comprit que Venus parlait sérieusement. La Lesnuda était plus qu’un rêve : c’était l’avenir. Merde, pensa Spelunada, et elle rit à nouveau, accompagnant les éclats de rire de Venus, qui avaient déjà réveillés Guewen et Maga, tandis que Francko franchissait la porte de la pièce, l’air hagard.

Khan avait voulu, Khan avait eu, et puis Khan avait reçu. C’était la théorie du triangle d’or : vouloir, faire, recevoir, dont les bases avaient posées scientifiquement en 2034 par un néo-zélandais. C’était aussi la théorie du bonheur, selon de nombreux cultes post-modernes.

Le 22 octobre 2057 débuta la 23ème conférence des Hautes-Sciences.

III.

L’idée était née en 2040, suite à l’évolution extrêmement rapide du monde scientifique, de proposer à la communauté entière, une fois par an, un tour d’horizon des vérités nouvellement établies. Pendant deux jours, la conférence des Hautes-Sciences réunissait les personnalités les plus influentes du Système, venues pour l’occasion rallier la planète mère, la Terre.
Près de Sydney, un périmètre renforcé accueillait l’imposant dispositif. Des centaines de bâtiments étaient réquisitionnés, et les soutiens terrestres et aériens étaient sans failles. Pendant deux jours, le monde avait les yeux braqués sur lui-même.

Aussi, Spelunada ressentit une légère appréhension en traversant les portes de la Main Station, un building occupé par la plus populaire des chaînes australiennes, lieu des cinq conférences les plus importantes.


Quelques heures plus tard, Khan était devant le micro. Maga prit d’abord la parole, et recensa le périple et les premières constatations de l’équipe.

« … rien. Nous n’avions alors rien trouvé. Il nous fallait garder le sang froid et l’assiduité nécessaire à notre tâche, mais il y avait dans cette absence de résultat comme le goût amer de l’inefficacité. Puis il y a eu le cratère du Népal. »


Francko expliqua comment la chauve-souris avait été localisée et capturée. Il expliqua rapidement quels cheminements avaient mené au résultat, proposant une annexe des calculs et données à tout un chacun. Puis il laissa la parole à Venus, qui donna les premières informations établies sur la Lesnuda :

« … elle voit, par un procédé comparable à la psychohistoire dont parlait Isaac Asimov, un écrivain du 20ème siècle. Il estimait que le calcul des probabilités, lié aux statistiques et appliqué au global, permettait de prévoir le temps, d’une certaine façon, mathématiquement. Théorie illusoire, mais si l’on tient compte des résultats des analyses menées sur la Lesnuda, il n’y aucun doute : l’avenir n’est pas opaque, et il y a derrière lui certaines choses que nous pouvons entrevoir. Le procédé va être appliqué à plus grande échelle, et nous allons essayer d’inculquer ce gêne à des animaux virtuels d’ici quelques jours. »

Lorsque Hart et Guewen eurent expliqué comment allait se dérouler le procédé, Spelunada fut amenée à conclure. Elle remercia tous ceux qui avaient participé, de près ou de loin, à la découverte de la Lesnuda – pour le protocole – puis laissa parler sa volonté.

0.

« Il y a, de par et d’autre du monde, des guerres. La bombe atomique a ravagée Vénus ; plusieurs milliers de personnes meurent chaque jour. Certains ne vivent pas encore pour le nous, mais sont obligés de survivre, et de penser au je. Je ne sais pas si ma vision est claire, et je ne sais pas si la votre l’est, mais allons nous passer notre vie à nous battre ? … quand nous avons capturé la Lesnuda, elle a su que nous allions agir, et pourquoi ? Parce que c’est dans le fort de la Nature d’attaquer. Seulement, nous avons des moyens de nous distinguer : notre conscience, notre savoir, nos émotions, nos rêves ; et nos découvertes. Nous pouvons viser plus haut, et nous l’avons fait en conquérant l’espace. Mais nous ne devons jamais oublier de viser bas, de regarder nos pieds et de nous demander si ce que nous en faisons est valable, bon, naturel au sens macroscopique du terme. Autrement dit, si l’Homme est un produit de cet Univers, un nous au service d’un autre nous, nous avons pour tâche d’assurer la pérennité de notre mère. Pourquoi ne pas parler de la Lesnuda ? »

« Parce que j’en parle, justement. Cette chauve-souris, qui voit l’avenir, n’est-elle pas simplement, en elle-même, une forme de son passé ? Ne se projette-elle pas trop loin, devenant double, à la fois elle-même et son jugement, calculé soit-il, des faits qui l’attendent ? Voilà ma question : à chercher vers l’avenir, ne devient-on pas obsolète ? Et alors, que cherche-t-on ? »
« Eh bien, tout simplement : soi-même. Voilà ce qu’apporte, à mes yeux, la découverte de la Lesnuda. Loin de voir le futur, nous tendons déjà vers lui à chaque seconde, persuadés d’agir selon notre bon vouloir. Mais nous ne nous regardons que trop à travers cette projection : nous n’estimons que nous, ce nous soit-il aussi global que possible. Alors, nous perdons l’unité première du groupe, le je. Si tu es je, alors pourquoi devrions-nous nous battre ? Avez-vous réalisé que c’est dans la projection que nous combattons ? Le présent n’apporte ni guerre, ni inquiétudes. Il est la promesse du changement, mais avant tout un gage de bonheur. Nous n’avons pas peur d’avancer, car nous sommes déjà là. Nous existons, et c’est toujours dans le souvenir – dans la mémoire instantanée, dans l’image, dans le présent passé – que nous nous rappelons. Nous ne nous rappelons, en revanche, jamais de ce que nous voulions réellement à l’époque. Ni des moyens que nous étions alors près à mettre en œuvre pour atteindre nos rêves. »

« Et voilà que nous rêvons à d’autres choses, tirées du lointain, du futur ; de l’ailleurs. Voilà que nous nous détestons pour ne pas vouloir ce que nous voulons réellement : être heureux. La Lesnuda m’a fendu le cœur, non pas parce qu’elle était l’aboutissement d’une projection vers le futur… simplement parce qu’elle m’a ancrée, fortement, dans le présent. Et me voilà devant vous, bredouillant devant vous quelques phrases qui vous sembleront stupides, car empreintes de sentiment ; mais le sentiment n’est-il pas volonté ? Je m’excuse, d’avance, auprès de Khan pour cette diatribe inopinée ; je m’excuse également devant vous, car par là, je vous blesse et vous attaque, me contredisant par là même. »


Mais, étrangement, le silence se fait lorsque les derniers mots résonnent dans le micro.

L’air fendit le silence.

Il y eut, jusqu’au plus haut, comme un bruit.


Celui du vent frais qui souffle.

Et la société se regarde.