dimanche 13 mai 2012

Lilith et le Soleil


            Il faisait nuit. Le train roulait vite, et toutes lumières éteintes. Seules quelques lueurs palpitaient furtivement derrière des rideaux tirés. La scène avait des allures étranges, car le bolide paraissait être un serpent de mer se glissant dans les aspérités du fond des eaux les plus noires. Il y avait quelque chose de menaçant dans les deux phares de la machine ; rouges, deux yeux perçants au milieu de la nuit.

            Il était 21h lorsque Philippe Quahan sortit de sa chambre pour tenter d’acheter un sandwich au wagon-restaurant.

« S’ils ne sont pas trop chers. »

            _ Car Philippe Quahan est économe : il sait où trouver les sous. Chez lui, pas de préjugés, tant que le porte-monnaie parle et que l’argent débite. Il connaît les recoins sombres de la manipulation humaine, et ne se prive pas d’utiliser ce qu’il connaît.

           
            A vrai dire, le ciel est assez beau. Les étoiles pétillent gentiment, ne se privent pas de briller, à l’abri des agressives lumières qu’assène l’Homme à longueur de journée ; de nuit ; à longueur de temps – trop souvent, peut-être.

            Célia Sagroff ne s’en doute pas, ne se pose pas la question. Parce que cela ne sert à rien. Et parce que ce qui ne sert à rien est inutile, par définition. Célia est dessinatrice, mais ne sait plus où trouver l’inspiration. Alors elle s’en prend à son Dieu, son Ange Gardien, renie ce qu’elle a fait, erre.

« Et les mains dans les poches, siouplé. »

            _ Célia Sagroff est sereine ; mais elle oublie d’agir. Et dans ses pensées perdues, elle ne crée pas du rien. Elle prépare, elle agence, son Dieu seul sait quoi ; quelque chose qui la dépasse, bizarrement. Elle se laisse porter, peut-être trop.

           
            Il y a trop de peut-être dans ce récit. C’est probablement pourquoi le train roule à si grande vitesse.

            Sur les paysages de roches se dessinent les contours clairs des reflets de la lune ; et le train, la Lilith, vole paisiblement à la rencontre de son destin. Toujours plus sombre, plus menaçant, plus l’heure le suit.

           
            « Bonsoir. Vous avez des chips ? »

Philippe Quahan ne se perd pas, ne tourne pas en rond. Ce n’est pas dans sa nature. Il aime bien provoquer, s’énerver, juste pour le plaisir. Rejeter la faute sur les autres, ne pas s’alarmer. Etre économe, quoi.

            « Oui monsieur, juste derrière moi. Nous avons aussi des sandwichs, des…
            - Vous dites sandwichs, je dis 2€50 mon ami ! »

            Un temps de pause secoue la conversation ; Philippe Quahan tique de l’œil gauche, sourit brièvement. En face, le jeune homme, embauché depuis deux mois sur la compagnie de train, met un moment à comprendre le tempérament du cinquantenaire qu’il a en face de lui. Puis il se reprend, et, feignant la remarque, juxtapose :

            « 5€, monsieur. Jambon beurre, poulet crudités, crabe et saumon. »

            Ce à quoi Philippe Quahan rétorque, tonitruant – évidemment, trop :

            « Je vais vous prendre des chips ! »

            Puis il tourne les talons et disparaît dans un vacarme qui informe tout le monde que les prix sont trop chers et imposés ; ce que tout le monde sait, évidemment, déjà. Et Philippe Quahan trouve du bonheur à imposer à tout le monde l’idée que lui, est cher.

            C’était sans compter sur Célia Sagroff, qui, sortant de sa cabine, lui assène un énorme coup de porte au visage, qui a pour effet de le faire tomber à la renverse et de rendre hilare la majorité des gens attablés au wagon-restaurant, alertés par la lourde chute du corps usé.

            Célia Sagroff d’abord, rit ; puis Philippe Quahan, se relevant, peste et injurie ; puis toutes les lumières s’éteignent subitement, le train entre dans un tunnel, et dans l’obscurité qui s’ensuit, dans le bruit perpétuel du vrombissement causé à la fois par les machines et par la vitesse ; plusieurs hurlements déchirent l’air et la lumière se rallume.

            Si Philippe Quahan et Célia Sagroff sont encore debout, le reste du wagon ne peut pas en dire autant. Les corps de tous les présents gisent, horriblement mutilés, sur le sol. Et si Célia hurle, Philippe ne se préoccupe que de son nez. Puis il regarde le sang sur sa main, relève la tête, et aperçoit le carnage. Il vomit, allègrement, puis observe Célia.

            Evidemment, il sait ce qui s’est passé. C’est que le Dieu de l’économie, son Dieu chéri ; lui qu’il ne le manifeste que rarement, que lorsqu’il est extrêmement énervé.
           
            Il empoigne Célia Sagroff, qui se débat, et hurle de nouveau. Instinctivement, elle connaît son but. Et même si elle ne l’apprendra que beaucoup plus tard, elle convoque ici son Dieu, celui de la créativité. De cette passe, elle tirera une bande dessinée qui fera sa renommée.

            Philippe regarde la jeune fille, et…