Après maintes et maintes péripéties, et face au flot incessant de questions qui vous taraudent, vous, c'est-à-dire pas grand monde, mais peu importe - car, oui, tant pis, voici la troisième partie de l'histoire de Guewen.
V. GUEWEN RAPHIN SERAIT UN ETRANGER ?
9 mars 2002, un peu trop à l’ouest pour voir le lever du soleil
Je suis allé boire un verre avec Jo aujourd’hui. Il m’a longtemps parlé de ses idées sur la cigarette.
« Si, c’est sûr et certain. Ils nous ont, ils nous prennent, et ils font ensuite mine de nous consoler. C’est simple comme bonsoir, vraiment. Regarde : étape une, on arrête la fabrication pour la relayer à d’autres. Ca avantage les deux partis ; le premier gagne du blé, le deuxième se fait de la thune. Etape deux : on taxe, puis on augmente le prix un peu à la fois. La clientèle est d’ores et déjà fidélisée, puisqu’elle devient dépendante. Dix centimes de plus, dix centimes de moins : tu la vois, la différence, toi ? Non, hein. Puis on passe de deux à cinq euros, et personne ne s’en rend compte. On en parle comme d’un enfant : « avant, il était moins… », « c’est dingue, je pensais pas que ça irait si vite… ». Et là, coup de grâce : on lance des campagnes de prévention en disant que tout ça, c’est vraiment pas cool. « Eh, les mecs, arrêtez de jouer avec votre vie ! ». Mon cul ouais ! Bientôt, on l’interdit dans les bars, restaurants, boîtes de nuit, dans les voitures avec les moins de seize ans… si, je te jure ! Et là, paf ! tout prend du sens : c’est pas l’Etat qui est salaud, ce sont les producteurs. Bien sûr, on crache un peu sur la politique, à coup de « ils se font plein d’argent avec les taxes, ça les arrange ». Mais personne ne lie directement les deux. Et c’est pareil pour plein de trucs ; ils nous baisent par intermédiaire. Tout le temps.
- Et si les politiques étaient vraiment trop cons pour faire ça volontairement ? Si toute ta théorie était fausse ? Si c’était clairement autre chose ? Tu ferais quoi ?
- Ma théorie, elle est pas fausse. Elle est novatrice. Personne ne s’en doute, mais moi je le sais.
- Mec, tu débarques, ça fait une plombe que tout le monde se passe le mot. C’est pas important, au final, qu’on se fasse baiser ou non. L’important, c’est : pourquoi, toi, tu fumes ?
- Moi ? Parce que j’aime ça ! Ca me permet de souffler, c’est bien toi qui dit ça tout le temps, avec tes étoiles et ton pétard !
- C’est sûr. Sauf que je craque pour m’évader. Toi, tu fumes mais ça te cloue sur place. Ca t’arrête dans ton élan. Tu te mets à frimer sans te rendre compte que tu pues de la gueule. Si la clope rendait meilleur, on s’y serait tous mis, non ?
- Pareil pour le pet’, non ?
- Bien vu. Mais c’est là que tout devient crucial : tu te fais avoir par ton gouvernement à partir du moment où tu acceptes l’amalgame qu’il te propose. La cigarette, elle s’associe au quotidien. Tu vois des pubs sur les accidents de la route, l’alcool, le cancer, la capote… et l’arrêt de la clope. Le problème n’est pas de savoir quel argent se fait l’Etat, l’important c’est de savoir là où on te piège réellement. »
« Toi, ton paquet, tu le paies, et basta. Ca coûte plus cher, mais l’augmentation, tu l’acceptes comme quelque chose d’irréversible ; tu en parles, mais tu estimes que c’est la seule chose que tu puisses faire. Rêver que les prix soient plus bas. Tu en as envie, et tu le souhaites, mais tu penses que ça n’arrivera pas. Alors tu te résous au tarif, ou tu passes la frontière. Rien n’est remis en cause. Ce ne sont pas les politiques qui te troublent, c’est toi-même, parce que tu es trop influençable pour y voir clair. Et nous sommes tous touchés par ça. Pas de pouvoir sans religion, sans commerce, sans communication, sans peur. Ca grandit les choses, et que ça effraie ou que ça révolte, ça semble impossible à détruire, à faire tomber de son trône ; les politiques se passent le flambeau, améliorent ou détériorent, mais ils ne font que traverser une salle, de laquelle ils gouverneront quelques temps. C’est le Léviathan qui te manipule, cette entité monstrueuse que l’Homme a lui-même créé. »
« Ce sont tes contemporains qui te bousculent, tes contemporains qui t’engloutissent, eux encore qui te volent, te tuent, t’aiment ou te détestent. C’est le propre de notre existence. Le débat ne se situe pas sur les classes, sur l’âge, le degré de pouvoir ou le prix de la cigarette. C’est sur nous que nous devons jeter un regard, sur toi et ceux qui t’entourent. Si le monde ne nous plaît pas, c’est une faute commune : parce nous sommes humains. Parce que c’est dans notre nature propre. »
« Tu pourras passer ton temps à cracher sur plein de choses. Tu pourras passer ton temps à être insatisfait de ce qui t’entoure. Mais personne ne changera jamais la planète ; excepté son peuple tout entier. Et ça arrive ! on appelle ça la « guerre ». »
« Alors contente-toi de toi-même et de ton entourage. Et dans ce domaine, la maxime à respecter pour atteindre la sagesse est : « ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse. »
En réalité, Guewen fumait parce qu’il avait peur. Peur de lui-même face aux autres. Il était conscient de son statut, de la tâche qui lui incombait… mais il n’était pas capable de faire face. Le monde, ces autres, tout ça le détruisait. Au jour le jour, il essayait de s’accrocher aux rambardes de ce train qui roulait déjà trop vite pour lui. Il tentait vainement, et il y avait déjà laissé ses rêves et ses passions. Tout s’était envolé, du jour au lendemain. Tout avait disparu. Cet univers si gris, si morne à ses yeux l’avait achevé. Il voyait les choses comme elles étaient, dans toute leur vérité. Il voyait la couleur, les sentiments, l’amour… mais rien ne brillait plus.
VI. La triste vie en filigrane
Se finira bien sans dommages
Dans ce carnet, j’ai pris un peu de tout. J’ai pris le bon, le moins bon, j’ai surtout pris Guewen et ce qui m’a fait repenser à lui. C’est sûr, c’était un personnage complexe. Complexe et déphasé ; un peu à la masse, parfois lent à saisir, souvent buté sur ses idées. Il ne pensait pas avoir raison, mais il espérait être dans le droit chemin.
Cet appartement, c’était un endroit plutôt bien fait pour nous deux, mais il manquait une chose. Une chose essentielle pour apporter la sérénité, la tranquillité, comme une espèce de bonheur qui planerait là, inconscient et béat, qui nous regarderait dormir ou petit-déjeuner en chuchotant avec passion : « je vous protège ».
Et comme Guewen n’était pas champion en la matière, on manquait d’amour.
23 mai 2002, tiens, un rhinocéros…
« A vous l’honneur, Messieurs sans cœur. »
A tous ceux qui veulent prendre la plume, je vous conterai mon infortune ;
Trop de mots qui n’ont pas de sens pour exprimer ce que je pense de tout ça.
Des arbres, des chants, du cul, du train ; train quotidien qui nous embarque.
Ces pensées viles, involontaires, volant telles des missives dans l’air,
Je vous conterai ma solitude ; trop de maux qui détruisent mon sang,
Envahissant les nuits d’argents.
A tous ceux qui veulent prendre la plume, si vous en avez le culot,
Visez ma tête : et sans rancunes.
Alors oui, peut-être que l’amour est conceptuel, affligeant, morose et dure trois ans, mais peu importe. Qu’importe.
L’amour, c’est, bien plus que tout ça, c’est l’expression de sentiments humains sincères, aimants, droits et francs. L’amour nous ôte le vêtement de l’hypocrisie : nous y prenons tout notre sens, happés, avalés, bouffés ; et à aimer l’autre, on se trouve soi-même. C’est une déclaration qui vient de ce qu’il y a de plus profond en nous. Des choses inconnues qu’on finit par puiser par hasard lors de soirées d’été. C’est stupide, affligeant, morose, mais c’est bien ça qui fait sa beauté. Nous haïssons l’amour parce qu’il fuit devant nos pieds.
Apparaît alors la quête de l’être aimé. Une quête qui peut s’avérer longue, bien plus longue et plus sacrée que celle du Graal. Et, errant ainsi à la recherche de la personne qui nous transcendera, on ne recherche rien d’autre que soi-même. D’où la question d’une immanence de l’égoïsme le plus profond chez chacun d’entre nous.
Eh ! les poupées, elles aussi, luttent pour leur survie. Ce sont même les premières ! Elles tremblent, elles frémissent, elles sentent tout ce poids sur leurs épaules. Alors les poupées se fardent, et se fardent trop. Elles se maquillent silencieusement, jour après jour, très doucement. Elles prennent leur temps, inconsciemment, et se fondent dans la masse. Puis y disparaissent.
Si Guewen et moi avons pu grandir ensemble, c’est parce que nous étions tous les deux dans le doute. Perpétuellement. On manquait cruellement de confiance en nous. Et on en manquait parce que votre univers nous effrayait. Il nous troublait ; on ne le comprenait pas. On était des « marginaux involontairement marginaux » ; des MIm.
MIm, comme mi mineur, un peu notre tonalité d’accroche. C’est un son qui se joue souvent, le mi mineur. Le rituel, l’habitude… on le retrouve pas mal. C’est le son de la morosité. Plat. Lent. Mais profond, aussi. Et empreint d’un certain parfum maritime. Une plage en pleine nuit, par exemple. Là où le ciel d’un bleu furieusement rempli d’espoir côtoie des centaines d’étoiles pétillantes. Là où le vent souffle, transmet, apporte et emporte, change, embellit ou mystifie. Là où la mer, tranquille, rappelle sa grandiloquence, sa puissance et sa force.
Belle, la mer, si belle. On s’y sent bien, à côté. Elle berce de ses grands bras, et tout m’emporte, m’emmène, me rappelle simplement que j’existe. Elle soulève en moi un espoir nouveau, l’espoir d’une aube nouvelle, d’un soleil qui apparaîtra doucement à l’horizon pour signifier que oui, il y aura des lendemains, et ils seront beaux.
C’est le calme qui précède la tempête, la sérénité qui précède à la naissance, la tempête de la naissance qui se dessine. C’est la mort, la vie, et tout en même temps ; tout l’univers résumé dans cette plage nocturne. C’est toute ma vie qui s’y déroule, mon existence qui s’y consacre. C’est moi, et c’est aussi Guewen.
Enfin, voilà, ma vie n’apportera rien à personne, on pourrait le dire. Mais peu importe ; je brillerai pour vous comme je brille pour moi. Vous verrez dans mes yeux comme un air de défi, et l’on pensera : « A-t-il perdu la vue ? »