Voilà, vous venez de comprendre que j'étais complètement fou, et moi aussi à vrai dire. C'est pour cette raison que je préfère fermer ma gueule ce soir et vous proposer une ancienne nouvelle, un truc aussi dingue que moi, probablement. Et je viens de me moucher encore, putain. Manquerait plus que je fasse un complexe d'infériorité, et là je suis foutu. Et puis je vais prendre une douche, me foutre au pieu, et demain ça recommence, je me moucherai encore. A croire que la vie tourne autour de ça, et personne ne s'en était jamais rendu compte. Faut vraiment que je dorme, ça devient grave, putain. Bon, je vous laisse en compagnie d'un pavé sûrement bourré de fautes, et d'un truc à écouter en lisant le pavé, ça met dans l'ambiance. Sur ce, bonne soirée, tout ça, quoi, hm.
La Boucle d'Oreille
Nous étions quatre, discutant autour d'une table, légèrement gris mais d'humeur joyeuse en prévision du voyage que nous allions partager. C'était l'une de ces soirées d'été, chaude et lourde, remplie de la mélancolie des jours passés et de l'espoir de ceux qui arrivaient. Pierre prit alors la parole, en pointant l'index gauche dans une attitude digne et solenelle :" On discute, on discute... et on discute heureux ! Justement parce que nous sommes réunis ! Mais avez-vous déjà ressenti la solitude, l'horrible solitude qu'accompagne le silence ?"
Nous le regardions, incrédules mais amusés de le voir rouler des yeux et tenter d'articuler des phrases.
"Allons Pierre, commençais-je, pose ta bouteille et sors tes cartes."
Le jeune homme tourna la tête vers moi. La lueur de folie dans ses yeux s'était éteinte, et son visage était grave, comme marqué du poids d'un lourd secret. Il reprit :
"Je vais vous raconter une histoire, une histoire qui m'est réellement arrivé, bien que j'ai encore du mal à y croire, tant l'impression que ma raison m'a abandonné cette nuit-là est forte. Peut-être ne me croirez-vous pas, mais peu importe, je la garde en moi comme une maladie depuis trop d'années.
C'était il y a environ dix ans, une nuit d'hiver. Les derniers jours avaient été particulièrement froids, et un long manteau de neige s'était posé dans les moindres recoins de la forêt. Les animaux ne sortaient plus, et les hommes les imitaient, à l'image d'une longue hibernation que seules quelques parties de cartes et de chasse pouvaient stopper.
J'avais eu la chance d'avoir la garde du châlet de mon grand-oncle, un vieil homme honorable et généreux, qui avait dû s'absenter durant cette période pour un voyage humanitaire en Roumanie. Il m'avait laissé la garde de sa demeure, et m'avait fort troublé, en me recommandant, le jour de son départ, de ne pas me fier à mes sens, car, selon lui, "certaines choses étaient et d'autres n'étaient pas". Mais il avait confiance en moi. Il monta dans sa voiture, et démarra en trombe, comme apeuré, laissant une dernière tâche noire sur le paysage totalement blanc, à perte de vue. J'occupai mon temps simplement : le jour, je m'en allai skier, car son domaine était isolé, cotoyant seulement une immense forêt aux sapins grands et vigoureux, et je pouvais l'occuper à mon gré. Je rentrai en fin d'après-midi, à l'heure où le soleil, en se couchant, donne cette teinte orangée et mystique au ciel. Puis, le soir, je lisai ou écrivai, parfois jusque tard dans la nuit. Il n'y avait ni télévision, ni radio, ni téléphone. Seules l'eau et l'électricité étaient installées. J'étais donc totalement livré à moi-même, pour mon grand plaisir, car je préférai la solitude à la foule, qui m'angoissait et me rendait fou.
Une fois, par semaine, un ami de mon grand oncle me rendait visite par la seule route praticable traversant la forêt et menant, trente kilomètre plus loin, au premier village environnant. Il arrivait tôt le matin, sa camionnette chargée des vivres que je lui commandai lorsque j'allai en skiant au village, me saluait, déchargeait ses cartons, prenait sa paie et repartait. Puis je m'affairai, l'heure suivante, à tout rentrer et ranger, avant de m'écrouler sur un fauteuil, un sourire heureux aux lèvres.
Je vivai donc paisiblement, n'étant pas inquiet par les jours qui passaient, ayant pour seule compagnie quelques armoires remplies de livres plus ou moins vieux.
Or, un soir, alors que j'étais assis dans un imposant fauteuil, en face du feu qui brûlait dans l'antre de la cheminée, achevant Pierre et Jean, j'eus l'impression d'entendre un son distordu, comme une plainte, dans mon dos. Je sursautai et me retournai violemment : en face de moi, à l'autre bout du salon, la fenêtre qui menait au dehors s'ouvrit et claqua contre le mur. Je me levai, et la fermai, en me disant que le vent avait dû se jouer de moi. J'allai me coucher, et n'y pensai plus.
Pourtant, le lendemain, en revenant au chalet à la fin du journée, j'eus la désagréable surprise de constater que la même fenêtre, pourtant bien refermée la veille, était à nouveau ouverte. Une sensation de malaise naquit en moi au fur et à mesure que je m'en approchai. Les carreaux n'étaient pas brisés, et la poignée intacte, comme si on l'avait ouverte de l'intérieur. Je pénétrai dans la maison et jetai un coup d'oeil dans chaque pièce, dans chaque armoire, dans chaque tiroir. Rien n'avait disparu. Ce qui éveilla le plus ma curiosité, ce qui me troubla et m'apeura, ce furent les traces de neige, à moitié fondue, que je retrouvai un peu partout, et également sur mon lit, comme si quelqu'un s'y était assis.
Ce soir-là, je me couchai directement après avoir mangé, en ayant pris soin de bien fermer toutes les portes et fenêtres à double tour. Je m'allongeai dans mon lit, et j'éteignis la lumière. Je fixai ce que je pensais être le plafond, car l'obscurité était totale et je n'y voyais rien. Je me tournai sur le côté, mal à l'aise, n'entendant que le bruit des battements de mon coeur. Je finis néanmoins par trouver le sommeil, mais il fut de courte durée. Je rêvai que je marchai, seul, dans un endroit si noir que je ne distinguai même pas mes mains. Soudain, un vent énorme se leva, et je dû m'aggriper à un mur invisible pour ne pas tomber. J'ouvris les yeux.
La fenêtre de ma chambre était close, et le volet baissé, car les ténèbres étaient toujours présentes. Je respirai doucement, de soulagement, et j'eus soudain un long frisson glacé. J'avais l'impression que je n'étais pas seul dans ma chambre, et que quelqu'un était là, quelque part, tapi dans les ténèbres, me regardant. Mon coeur se mit à battre plus rapidement, dans ma poitrine, et c'est alors que je me rendis compte, avec terreur, que je ne l'entendais plus. Cela me rendit si nerveux que je me redressai dans mon lit et saisis l'interrupteur de ma lampe de chevet. J'appuyai. Rien ne se passa. Je réitérai, commençant à respirer plus difficilement, sans entendre le souffle de l'air qui passe dans les poumons. Je me levai et tentai d'allumer la lumière de ma chambre entière. Rien ne se passa. La poignée de la porte était bloquée.
Mon esprit devient trouble, et je sentis mes jambes défaillir. Quelqu'un était là, j'en étais persuadé, et cette personne me voulait du mal, et peut-être se trouvait-elle dans mon dos, prête à frapper. Je me retournai et émis un cri de terreur. J'eus l'impression qu'une fréquence aiguë venait d'atteindre mes oreilles, comme le ferait un son violent qui résonne dans la poitrine. Je me tus, ne me sentant plus la force de faire quoi que ce soit. Quelque chose se passa alors, quelque chose qui perturba tout ce en quoi je croyais, et probablement ma raison également. Ai-je rêvé ? J'aurai aimé, mais je ne peux le confirmer. Je n'entendais rien, ni même le sifflement provoqué par la défaillance des tympans. Puis, lentement, une fréquence sonore extrêmement élevée monta à mes oreilles, à la limite de l'ultra-son. Elle montait, doucement, prenait de l'ampleur, en même temps qu'une forme blanche se détachait du mur en face de moi. Je me plaquai à la porte, les yeux emplis de terreur, sentant mon coeur mourir dans ma poitrine. Au fur et à mesure que le son grandissait, le nuage blanc prenait l'allure d'une silhouette humaine, qui semblait naître de nul part.
Soudain, le bruit devint un cri, un cri extrêmement aigu, un cri féminin, un cri qui me déchira le coeur, et en quelque seconde la silhouette fut sur moi. J'eus le temps d'aperçevoir ce que je pense encore aujourd'hui être une femme, aux yeux noirs et à la bouche tordue dans une expression que nul homme ne peut imaginer, une femme qui se tint à quelque centimètres de mon visage, me regardant dans les yeux, les bras et jambes, flottant comme une longue traînée, semblant disparaître en lambeaux, qui traversaient le plancher. La pièce entière s'alluma et s'étint à nouveau, et je m'évanouis.
A mon réveil, il faisait jour. Ma chambre était vide, et la fenêtre ouverte, laissant la neige pénétrer à l'intérieur, s'étalant sur mon lit comme si elle voulait y dormir. J'entendais, enfin, j'entendais le bruit du vent, le bruit de la fenêtre qui claquait contre le mur, le bruit de mon coeur. L'armoire en face de la porte, là d'où Elle était sortie, était ouverte, et plusieurs livres gisaient à terre. Je m'en approchai, les jambes encore tremblantes, laissant ma raison devant la porte. Je jetai les livres restants à terre, dans un accès de fureur, et je touchai fébrilement le fond de l'armoire. Il sonnait creux. Sans en comprendre la cause, je le frappai violemment. Il céda, et quelque chose tomba à mes pieds. Je baissai les yeux et fus pris par une forte nausée. Je dus me retourner et vomir. C'était une oreille qui gisait par terre, une oreille percée, sur laquelle se trouvait encore une boucle d'oreille ovale, longue et rouge, une oreille noire et putride, une oreille de femme. Je la saisis, et m'enfuis à toute jambe, sans même penser à prendre mes skis, et je courai toute la journée à travers la forêt, laissant le châlet derrière moi, animé par la seule volonté d'atteindre le village avant la nuit.
J'y arrivai à l'heure où le soleil, en se couchant, donne cette teinte orangée au ciel, cette teinte de mort, de peur. Je m'élancai vers la première porte que je vis, et frappai de toute mes forces. Un vieil homme vint m'ouvrir, et me regarda, d'abord désemparé, puis effrayé, lorsque je pénétrai chez lui et me terrai dans un coin, comme un animal apeuré. Je passai plusieurs mois à l'asile, et le contact permanent des gens, plus ou moins sains, me fit retrouver la raison. Quelques mois plus tard, j'étais dehors.
C'était il y a dix ans, et depuis, je ne dors plus, ou je ne m'assoupis que pour cauchemarder. A l'heure actuelle, comme je vous l'ai dit, je ne sais pas si j'ai rêvé ou non, rêvé de cette femme, mais je me suis rappelé, quelques jours après cette horrible nuit, je me suis rappelé, dans un relent de mémoire, qu'à cette femme il manquait l'oreille gauche. Ne tentez pas d'imaginer la terreur qui m'a envahi à ce moment précis, car la peur, la vraie peur, l'homme ne la connaît pas. Un rythme cardiaque qui s'accélère, un frisson, ne sont que des réactions biologiques, et l'esprit, bien qu'inquiété, n'est pas apeuré. Non, la vraie peur est celle qui vous rend malade, celle qui vous trouble l'esprit, celle qui vous tue. Je l'ai connue, ce soir-là, et depuis, je la connais régulièrement, chaque nuit, terré sous mes couettes, attendant qu'Elle vienne, Elle, Elle, m'enserrer, pour récupérer ce que je lui ai pris."
Et, disant ses mots, il sortit de sa poche un écrin bleu sombre, qu'il ouvrit doucement. L'un de nous dû quitter la pièce. Dans cet écrin se tenait, posée sur un carré de soie blanche, une oreille, noire et ridée, percée d'une longue boucle d'oreille rouge, ovale, qui semblait avoir bénéficiée durant sa création d'un travail méthodique et passionné, tant les détails étaient nombreux et précis. Pierre referma l'écrin et le rangea nerveusement dans sa poche.
"En sortant de l'asile, reprit-il, j'ai pensé à consulter mon grand-oncle, car il devait probablement savoir ce qui s'était produit dans ce châlet qu'il avait habité depuis sa plus tendre enfance. C'est avec effroi que j'ai appris qu'on l'avait retrouvé mort, pendu dans sa chambre d'hôtel, les yeux convulsés, la langue violette, pendant au coin de la bouche, le visage en lui-même figé dans une telle expression de terreur que les médecins se demandèrent si c'était bien la corde qui l'avait tué. Il tenait un objet dans sa main gauche, mais les doigts l'enserrait si fortement qu'on dût les couper pour l'en dégager.
C'était une boucle d'oreille, une longue boucle d'oreille rouge de forme ovale. Je me suis renseigné, et j'ai appris que sa mort datait d'une nuit où le vent avait soufflé violemment, une nuit froide, précédée d'un coucher de soleil qui avait laissé le ciel orange et nuageux, la nuit où je devais découvrir moi aussi cette terrible chose qu'est la peur, cette peur qui me hante depuis, et qui me hantera probablement jusqu'à la mort."
Pierre saisit une bouteille, en avala plusieurs gorgées, la reposa sur la table, puis il laissa tomber sa tête sur le dossier de son fauteuil et ferma les yeux.
**************************
PS : si quelqu'un connaît un psychiatre compétent (et pas cher), merci de me laisser son adresse. Pas pour moi, pour un ami.