VII. Récit d’une nuit d’été
C’est vrai qu’à cette période, Guewen et moi étions bien trop fatigués. On avait luttés si longtemps contre cette difficulté qu’on avait tout oublié : le quotidien, le facteur, l’heure et même les gens. On s’était enfermés dans cette bulle, là, seuls, comme des cons, face à eux-mêmes, défoncés en pleine après-midi pour espérer apercevoir des rêves passer par la fenêtre.
Qu’est-ce qu’on était cons ! Cons, et aveugles. Guewen ne le saura jamais ; moi je l’envisagerai en le quittant. Et puis j’y repenserai longuement, perçant à jour des dizaines de preuves accablantes. J’attestais alors moi-même de ma lâcheté. Et je me sentais trahi.
Par moi-même, par ma vie, par tout ça. Et par Guewen.
Il m’avait promis, sans le vouloir, tant de choses ! Ses idées étaient belles, et je l’avais suivi comme l’on suivrait un politique : des rêves plein la tête, mais des rêves déchus.
Je lui en ai voulu, à Guewen. Des années, bien trop longtemps. C’était une rancœur froide et intense. Un peu comme le MIm.
Et puis, en retombant sur ce carnet, j’ai tout compris. J’ai compris que même lui ne croyait pas en ses rêves. Il envisageait tout, et à trop réfléchir, il en perdait le sens profond du bonheur. Il est passé à côté de tant de choses, juste parce qu’il restait là, à fumer.
Bien sûr, ce n’est pas le cannabis qui l’aura achevé. Ni sa faiblesse, parce qu’il était bien trop entêté. Ce n’est pas non plus sa passion du perspicace, du rationnel et du logique.
Non, c’est moi qui l’ai fait disparaître. Qui lui ai porté le coup de grâce.
17 décembre 2004, et du plus bas il vit le ciel
J’ai rencontré une fille aujourd’hui. Ces mots me débectent. Elle me débecte aussi, mais ça me plaît. « C’est étrange, dit l’ange, que l’Homme soit fait de si peu d’ailes ». Comme nous marchons, cloués au sol, voyant passer, sur le côté, les cordes qui pendent aux joues des séraphins.
L’amour me hante et me détruit, parce que je n’arrive pas à m’aimer moi-même. Je réfléchis, des fois, tiens. Ca en serait presque risible. Je suis un con ; un sale con, bien trop con pour voir le ciel et ces étoiles. Je souffle dessus, elles disparaissent. J’aveugle, je me noie, je bouscule dans les quartiers sombres. Là où même la lune n’apporte plus rien.
Mais cette fille… « c’est étrange, dit l’Homme, ce sentiment morose qui éteindrait presque l’ange, lorsque l’Homme aime l’Homme ». Il plane au-dessus de ma tête comme un silence confus, lorsque je vois ses yeux ou sa bouche qui me sourient. Comme une valse hors du temps, où seules ses courbes et sa joie de vivre me prennent à parti. Une escapade fugace. Ouais, une demi-pause surréaliste. C’est beau ; et moi, je trouve ça beau. Et elle me parle, en plus ! Elle me raconte sa vie, mais moi je suis épris de ses rêves.
Elle m’a proposé d’aller passer quelques jours en vacances avec elle, dans un trou du cul du monde, mer du Nord CEDEX 99. Bof, ça me fait sortir, je suis le mouvement, à défaut de l’être. Serai-je emballé, endurci ou effaré ?
Lorsque Guewen m’a dit qu’il partait avec cette fille, je me suis dit qu’il tentait sa chance, vainement, une fois de plus. Il a tourné au coin, et je ne l’ai plus jamais revu. Je n’aurais pas eu le temps de lui dire au revoir. Il a préféré partir sans un mot. Sans une excuse. Sans même un peu de dope.
VIII. GUEWEN RAPHIN S’ENVOLERA
Là où vous êtes, vous vous demandez sûrement pourquoi je vous raconte tout ça. Tous ces mots qui n’ont pas de sens pour exprimer ce que je pense de tout ça. C’est bizarre, peut-être un peu tordu, je n’en sais rien. Ces mots viennent de ma tête, de ces souvenirs éparpillés un peu partout. Des songes, de ces nuits d’été, de cette plage sombre et de l’appartement.
De tout ce que j’ai vécu, de ma rencontre avec Guewen jusqu’à aujourd’hui. Le nombre de fois où j’ai pu changer, connaître, aimer, quitter.
Grandir a été pour moi la pire des étapes. Devenir adulte allait à l’encontre de mes principes. Je ne voulais pas vieillir, j’avais peur de tout ça. Tout est devenu d’un coup démesuré, comme inadapté à la petite personne que j’étais. Petite, effrayée, comme une bête qu’on bat et qui redoute le prochain coup. J’étais faible.
La part de responsabilité du cannabis, de l’alcool, d’une vie folle, se situe sur ce point-là : elle aura beau eu me faire connaître les quelques parfums d’un monde différent, ce monde-là m’a happé, englouti, dévoré. J’étais prisonnier de quelque chose de bien terrible que le Léviathan. Voir le monde plus coloré, plus beau quelques instants me poussait à adopter ce remède à la mélancolie profonde qui me hantait. C’était plus facile de rester cloué au sol, à puer de la gueule, que d’aller voir plus haut. Parce que grimper demande un effort immense. D’en haut, on se contemple, et l’on se dit : « ouah, j’ai l’air tout petit ». L’œil que l’on jette sur soi-même est comme empreint de nostalgie, mais d’une nostalgie burlesque, un peu comme lorsqu’on se rappelle d’un bide. On cracherait presque sur ces petites têtes, là-bas, en bas. Le cannabis m’a renfermé sur moi-même. J’étais devenu ma propre ombre, un peu comme un MIm au regard triste.
Pour tout vous avouer, je ne sais pas réellement pourquoi j’ai inventé Guewen… parce que oui, il n’est rien d’autre que moi-même, ou du moins l’était. Peut-être parce que je ne pouvais pas m’affronter. J’avais besoin d’un miroir, de quelqu’un à qui parler. Dans ce journal, j’étais lui face à moi, et quand je me parlais à voix haute, j’étais moi face à lui. Il avait ses défauts, mais m’aidait à combattre les miens. Là, tout seul, dans cet appartement, j’avais besoin de quelqu’un qui me soutienne, quelqu’un qui soit là pour moi. Face à ces pétards, j’avais peu à peu perdu ceux qui m’aimaient. J’étais seul. Et dans cette intolérable solitude, j’entendais comme les voix du dehors qui jugeaient la bête apeurée que j’étais à l’époque. Alors Guewen s’est dessiné, cet ami sûr de lui, qui me portait, m’aidait, me soutenait. Cette ombre, cette invention… on dit que le cannabis peut rendre les âmes sensibles schizophrènes ; je ne pense pas l’avoir été. J’avais juste besoin de vous, de votre amour… mais s’attirer la sympathie du Vous est parfois bien trop compliquée.
Alors la plage, l’ange et la lune sont venus me porter secours.
25 décembre 2004,
Le pardon angélique se prend, mais ne se donne pas à ceux qui pensent être rois de briques et d’illusions.
Certains anges s’étreignent, anxieux de citer les visés, mais les anges sont fidèles de cœur à leur aimé.
Cette fille est belle, je crois bien que je l’aime. J’aime son regard et ses mots, la délivrance profonde qu’elle m’inspire. Je m’y vois, moi, je m’y vois dans dix ans avec pour seul bagage l’amour que je pourrais lui porter.
Loin de me perdre moi-même ! ouh, très loin. Je prends conscience du temps qui passe, je prends conscience de beaucoup de choses. Je me sens différent, d’un coup, d’un seul… putain ! le monde est beau, et le monde me plaît ! Je vois un peu, là-bas, je crois voir, ouais, quelques couleurs. C’est illogique, impossible, mais pourtant c’est bien vrai. La Vérité.
Je comprends. C’est tout ce que je pourrais dire. Je comprends. Comme un ressenti sincère de mes propres actes. Je comprends.
Elle m’a embrassé, et j’ai voyagé. J’ai fait le tour du monde, vous ne comprenez-pas ? J’ai vu le ciel, la terre, le monde dans son ensemble. J’étais en vie. Vivant, comme Vérité, comme un V. Je rêve, et mes rêves sont lucides. Ils parlent d’un avenir proche, lointain, peu importe, mais d’un avenir joyeux. Un avenir limpide. Je n’ai plus envie de souffler. Plus envie de lâcher la bride. C’est hallucinant, c’est dingue. Dingue.
5 janvier 2004,
C’est vrai, je te laisse sur le pavé, en ce moment. Je ne passe plus trop par ici, je n’ai plus trop le temps de m’intéresser à ma tête. Cette fille me regarde, et je tombe des nues. Je n’y vois rien de stupide, et c’est bien ça qui m’inquiète.
Je ne crois pas en l’amour… je ne sais plus. J’en doute, j’en doute. Si ce que je vis n’est pas de l’amour, alors l’amour doit être une extase absolue. Un bonheur presque parfait. Une évasion hors du temps, un grand bond dans le ciel qui éveille, renforce, embellit. Je ne sais plus, mais je m’en moque.
18 février 2005,
… je t’ai retrouvé rangé là par hasard, et c’est plutôt sympathique. J’espère que tout va bien pour toi. Moi, de mon côté, je me débrouille plutôt bien. L’imprimerie, j’ai lâché, j’écris pour un journal local. J’ai chopé un stage par hasard, je leur ai plu, ils m’ont proposé l’embauche. Impensable, non ? Et pourtant…
J’ai été heureux depuis, tu sais ? J’ai vu tant de choses. Tant de rêves, de ceux qu’on espérait, de ceux qu’on voulait toucher du doigt. J’ai vu la vie, et la vie m’a pris un instant sous son aile. J’ai pensé à toi, parfois. J’ai été hanté par cette mélancolie sinistre quelques temps. Et puis maintenant, je te vois, comme avant, et j’en rirais presque.
Je suis désolé, je ne veux pas te vexer, et tu sais que je t’aime beaucoup. Oui, je t’aime, je ne te l’ai pas dit, et c’est ça qui nous aura manqué. Le fait de savoir s’aimer. Avoir confiance en ce que j’étais. Je ne m’en suis rendu compte que plus tard.
Avec elle, c’est le bonheur. C’est là que je m’épanouis, c’est là le souvenir de ta disparition subite, le jour où tu as accepté de partir sur cette plage. D’essayer, un instant, de croire en tes rêves oubliés. Ceux de l’amour et du courage.
Alors voilà, je viens te dire au revoir. Au revoir parce que tu ne me verras plus. Je te dis adieu pour de bon, pour de vrai. Je voulais que ça soit solennel, plus sincère qu’un simple regard au coin d’une rue. J’espère que tu ne m’en veux pas, mais c’est nécessaire. Le souvenir de cet appartement, de ce journal, de ma tête même me fend le cœur. Je penserai à toi, je te le promets,
Au revoir, Guewen