mardi 14 avril 2009

Superman - Partie 3

Marc tomba dans le coma, et Daniel abandonna tout espoir, définitivement. Il essaya désespérement de ne pas trouver refuge dans ce qui l'avait déjà tué par le passé, mais les bouteilles vides finirent bientôt par joncher le sol de leur appartement sale et continuellement plongé dans l'obscurité.

"Dis, papa, est-ce que je suis plus fort que Superman ?"

Il pleurait, criait, frappait, s'arrachait les cheveux, somnolait dans les voluptes de whisky à côté de son fils lorsque le personnel de l'hôpital daignait lui accorder un lit. Il avait arrêté d'écrire, et le ron-ron de l'ordinateur lui échappa des doigts en même temps que leur appartement. Daniel abandonna toute fierté, vint pleurer chez ses parents pour obtenir de l'aide, mais ses yeux avaient adopté une lueur de folie qui effraya même sa mère. Il ne put bientôt plus s'offrir le luxe d'un lit à l'hôpital, et finit par trouver quelques journaux et une rue tranquille pour se laisser glisser lentement vers la mort. Les médecins avaient été formels : son fils n'avait presque aucune chance de se réveiller. Et même si cela arrivait, le traumatisme qu'il avait subi ne lui permettrait plus de vivre et de communiquer normalement.

"C'est difficile de s'occuper d'un enfant, vous savez... alors, un enfant handicapé..."

Daniel croyait en la fatalité.

Les jours passèrent à mesure que la mémoire de Daniel s'évanouissait. L'alcool l'avait pris sous son aile, et les quelques pièces qu'il arrivait à obtenir dans la journée ne lui servait qu'à oublier davantage. Oublier son fils, sa vie, ses manuscrits et ses rêves. Il devint maigre et muet ; ses yeux n'étaient plus que deux boules blanches au milieu de son visage. Ses cheveux et ses dents tombèrent, et il ne put bientôt plus marcher. Il errait, claudiquant, harcelant les quelques passants qui s'approchaient trop près de lui en leur demandant un peu d'argent. Il se parlait à lui-même, marmonnait dans sa barbe sale, regardait les étoiles la nuit et pleurait à chaque rasade d'alcool. Il voulait mourir, mais n'avait pas le cran.

Le temps ne s'arrêta pas, et poursuivit sa route en attrapant par le col tous ceux qui voulaient rester sur le bas-côté. Daniel se laissa emporter pendant des mois, des années, tandis que son fils continuait de grandir sur son lit de mort. Le jour de ses dix ans, Daniel eut un relent de mémoire, et se dirigea silencieux vers le troisième hôpital qui avait accueilli Marc, celui où il resterait jusqu'à ce que mort s'en suive. Le personnel connaissait la triste histoire, regarda le clochard entrer et le laissa monter, plus par peur que par pitié. Des bruits couraient en effet dans le quartier ; certains disaient que Daniel portait sur lui un couteau qu'il avait déjà utilisé par le passé. La rumeur était vraie, mais il ne l'avait jamais utilisé autrement que de manière pratique ou masochiste.

En arrivant au cinquième étage, l'odeur de formol et de nourriture éveilla les sens de Daniel. Ses pupilles brillèrent tandis qu'il se dirigeait vers la chambre 403. A gauche, à droite, encore à droite et puis tout droit. C'était la seule chose dont il arrivait à se souvenir clairement. Il poussa lentement la porte blanche, et entra.

Son fils était là, plongé dans l'obscurité, au milieu des tuyaux et des sons malsains que produisaient les machines qui lui permettaient de rester en vie. Daniel saisit difficilement une chaise posée dans un coin de la pièce et s'assit au chevet de Marc, dans le noir. La porte, restée entrouverte, laissait couler un filet de lumière au pied du lit, éclairant ainsi le visage éteint de l'enfant. Daniel essaya d'ouvrir la bouche, toussa, puis égraina lentement :

"Joyeux anniversaire."

Il y eut un silence au milieu du bruit des engins, non pas une absence de bruit, mais bien un silence. Comme si son fils s'apprêtait à lui répondre. Mais rien ne vint. Pas un mot, pas un geste, pas une lumière divine leur annonçant à nouveau une quelconque once de bonheur. Le silence, rien de plus, rien de moins.

Daniel posa sa main noircie sur le front de son fils, lui caressa la joue, resta quelques minutes assis à se rappeler le passé, embrassa Marc puis se leva. Il se dirigea vers la porte sans tourner la tête, essuya ses larmes puis sortit.

"Dis, papa..."

lundi 6 avril 2009

La Place du Mort #1


Lettre I, 12 novembre 2007
Xanadu - Paris

" J'ai toujours été désorienté par le manque de finesse de certaines personnes.

Il est de bon ton de penser l'Homme comme un objet pensant et non comme une machine, mais les évènements d'une vie peuvent parfois remettre en question certaines vérités considérées comme générales par le commun des mortels.

Je n'ai pas fait long feu dans cette arène. Les gladiateurs qui m'entouraient avaient finis par devenir impitoyables, et leur cruauté fut sans précédent pour moi. Le choc fut si rude que j'en suis mort. Oui, "mort", l'un de ces mots qui vous font trembler ; la faucheuse, dans toute sa violence, qui vous guette et vous tombe sur le coin de la gueule avant même que vous n'ayez pu vous y préparer. J'ai au moins eu de la chance dans mon malheur, parce que j'en avais été informé, moi, de la date de ma mort. Je connaissais le lieu, les circonstances, et la peine que ma disparition allait causer à autrui.

Il serait de bon ton de me présenter. Ni physiquement, ni socialement. Le feu des rapports humains que j'ai entretenu s'est éteint depuis bien longtemps. Il ne me reste que la vague lueur des cendres à observer. Là où je vis, le feu n'a pas sa place. Mes terres sont désolées ; du moins pour vous. Seuls l'air glacé et la sécheresse osent s'aventurer au-delà des frontières qui nous séparent, vous et moi. Je ne suis pas malheureux, bien au contraire. J'ai changé d'opinion sur les notions de Bien et de Mal, par exemple. J'ai découvert que, non loin de chez moi, existait une tribu où l'enfant aîné de la famille était rendu aveugle dès sa naissance. Les orbites inopérants, libéré du pouvoir de l'image, le gamin aiguisait ses autres sens lors des enseignements qu'il reçevait de "sages" ; en réalité, ces mêmes sages n'étaient que la précédente génération d'orbites défectueuses. Quant aux autres enfants, ils étaient destinés, dès leur plus jeune âge, à une carrière qui leur correspondrait. Des tests étaient réalisés d'après un panel de données incroyablement large, portant notamment sur la grossesse du foetus, les signes physiques et caractériels du nouveau-né, ou encore sur l'alimentation et les capacités motrices. Certains gamins bronchaient bien, au début, mais ils finissaient presque tous par briller dans le domaine qui leur avait été imposé. Les autres subissaient de nouveaux tests, encore plus poussés, et travaillaient à des postes vides le temps de leur nouvelle "nomination".
J'ai longtemps vu ces pratiques comme une forme claire d'aliènement, puis j'ai fini par me rendre compte que la bêtise de l'Homme communautaire pouvait difficilement être atténuée d'une autre manière. C'est d'ailleurs pour cela que je vis seul.

Toujours est-il que mon déménagement a été le fruit de longues réflexions. J'ai pris la décision de quitter ce monde parce que j'ai su qu'il y avait autre chose ailleurs. Je ne vous parle pas d'un "Paradis", ni d'un pays du soleil. Je n'évoque pas non plus ces longs récits desquels ont jailli les idées de "paradis artificiel" ou de coma développant les rêves. Non, mon histoire rend vraisemblable et légitime l'idée d'un autre Univers. Un autre pays, une autre "Terre", un autre.

Cet Univers n'est pas né de mes rêves ou de désirs inconscients.

Il existe réellement, et je vous invite à le toucher du doigt.

Du moins, si vous y parvenez."

Jérome Khan

jeudi 2 avril 2009

"Je donne mon avis non comme bon mais comme mien" #1

Faut-il croire en l'Homme ? C'est bête de commencer une réflexion par une question aussi vaste, d'autant plus que la philosophie de comptoir est de nos jours interprétée comme une forme extravertie de masturbation sociale (une des raisons - en plus des penchants gays - de regretter la Grèce Antique et ses penseurs).

On parle "d'évolution de l'Homme" ; je dirai plutôt "aveuglement". A défaut de se pencher sur lui-même et ses tares, l'être humain a toujours tenté de comprendre ce qui l'entourait. D'où la parole, l'écriture, le classement infini et les magazines de mode. D'où l'astrologie, les mathématiques, la littérature et la philosophie - de comptoir, ou non. Alors ouais, je vous apprends rien et cette façon de vous prendre de haut vous écoeure ; vous m'en excuserez, mais si je ne parlais que de moi, vous me diriez égoïste. Faut choisir, hein.

Au fil de notre "évolution", notre seule volonté aura été de construire, d'apprivoiser, d'accroître un pouvoir et un luxe au final bien désuets. Le confort dont nous bénéficions aujourd'hui est franchement sympa, mais fait de nous des assistés. Pas d'eau chaude, pas de supermarchés ; tiens, comment on fait pousser des fleurs ? D'aucuns vous diront que c'est cette technique et ce savoir-faire qui nous distingue de l'animal. Je le vois plutôt comme une façon de se détourner du principal problème.

Je suivrai Montaigne et Pascal - histoire d'étaler un peu de confiture... euh, de culture - en pensant que l'Homme n'a des passions que pour se détourner de sa misère, tout comme l'Homme croit en Dieu pour "s'expliquer". C'est bien marrant de rire de l'animal, ignorant et sincère, suivant ses instincts et s'ignorant... mais nous n'en sommes séparés que par peu de choses : l'égoïsme, la fierté et la mémoire.

La mémoire (savoir) dans le sens où nous la structurons, nous permet d'atteindre un niveau de performances plus important... mais, à l'inverse, elle ne prend sa valeur que dans un type de société. Envoyez un petit français premier de classe au Cambodge, il aura beau savoir calculer une exponentielle, il se fera bouffer de toute manière. La mémoire (souvenirs), si on admet que le temps existe, nourrit l'Homme et lui fait prendre conscience de son "évolution". A l'inverse, elle n'est faite et n'est perçue que par nous. L'importance qu'on y accorde est immense, mais elle n'apprend qu'à vivre en société. Dans une optique universelle, le souvenir conscient n'est qu'humain. Il nous permet d'accepter notre condition et de nous forger une expérience proprement sociale.

La fierté a deux sources : l'une est animale, et s'explique par des principes de survie ; on pourra parler de "chef de meute", si vous le voulez bien. Et si vous le voulez pas, prout. Mais la fierté dans un cadre humain est liée à une volonté d'ascension, de pouvoir, de distinction. La fierté explique la mode, la politique, ou encore la foi en Dieu. C'est encore une fois l'autre qui pousse à briller, parce qu'il fait naître la comparaison, et le questionnement : "suis-je meilleur ?", etc. Nous sommes qui plus est motivés par notre soif de confort et une volonté quasi-inconsciente de s'arracher à toutes les contraintes matérielles. D'où la fierté pour le pouvoir, et le pouvoir par l'argent. Le troc n'est né que du désir de l'Homme de viser plus haut que son contemporain. D'être meilleur, ou du moins "plus fort". S'écraser ou perdre, c'est admettre inconsciemment une faiblesse, c'est reconnaître une domination. Ces rapports de force et de domination existent partout et sont intemporels. Chacun domine et est dominé, et c'est cette équilibre qui fait de nous des êtres perpétuellement tiraillés entre "ce que je dois faire" et "ce que je veux faire". Nous travaillons pour survivre, mais surtout pour doubler ce qui restent sur le côté.
C'est vrai qu'à l'heure d'aujourd'hui, l'argent fait une partie du bonheur. Il est vrai aussi qu'une société sans argent ne ferait pas long feu.

Tout simplement parce que l'Homme est égoïste. Avoir "conscience de soi" implique "soi" ; l'Homme sait qu'il existe, et c'est dans une vie en société que cette perception devient une forme d'égoïsme. Chacun voit et ressent, et traduit ce rapport personnel avec le monde par un repli certain sur lui-même. Il n'y a personne sur terre qui peut se dire "généreux". Les milliardaires offrent des sommes colossales à des associations - sans se ruiner - pour des raisons économiques, d'image ou de satisfaction personnelle. Les célébrités s'affichent dans des shows style "Les Enfoirés" pour redorer leur blason ou leur satisfaction personnelle. Les religieux s'offrent pour que Dieu les garde. La vraie générosité serait de donner sans satisfaction, à contre-coeur, car cette forme de don n'apporte rien ; ce serait perdre son portable et penser "au moins il servira à quelqu'un".

A l'heure actuelle, je ne connais personne qui ait réussi à s'échapper de sa condition humaine. La vie en société fait de nous des êtres aveugles, où le divertissement et la création nous permettent d'accepter la fatalité. Nous ne sommes ici pour aucune raison, personne ne nous a créé, et tout ce que nous avons construit repose sur des bases bancales. Les mathématiques, par exemple, trouvent une certaine logique dans la Nature et sont une clé de nôtre compréhension de l'univers. Tout irait bien s'il n'y avait pas le "nôtre". Les mathématiques ne sont qu'humaines, tout comme la littérature, la philosophie ou encore les magazines de mode.

Vous vous dites sûrement que ce texte au ton apocalyptique va finir sur une incitation au suicide ; vous vous trompez bien, parce que c'est au moment de la conclusion que je suis censé vous clouer le bec. Mais mon pote Montaigne va s'en charger pour moi. Vas-y, gros.

"Si la vie n'est qu'un passage, sur ce passage au moins semons des fleurs"

Yeaaaah, quel beau gosse ce Montaigne ! Allez, bisous les cocos !

Paul (ou le don de finir un article pas du tout comme ça avait commencé)

PS : le dessin de l'article est de Trondheim ; "Les Formidables Aventures de Lapinot", une bédé que c'est bien de la lire !